Max Payne, Grand Theft Auto, Resident Evil ou encore Uncharted, les jeux vidéo influencés par le cinéma ne manquent pas. Pourtant, dans les exemples évidents ou récurrents, il y a peu de RPG qui émergent : le genre serait-il hermétique au septième art ?

La relation entre le cinéma et le jeu vidéo peut s’analyser sous différents angles. Commençons par le plus simple en nous penchant sur le cas des adaptations — en réalité, les jeux concernés tiennent le plus souvent davantage du produit dérivé officiel que d’une « vraie » production vidéoludique. Au 1er janvier 2013, on comptait cinq cent quarante-sept films s’étant vu adapter sous la forme de quelque deux mille jeux vidéo sur tous les supports possibles depuis 1979. On ne trouve parmi ces deux mille jeux pratiquement aucun RPG, la plupart de ces adaptations étant surtout des titres d’action ou d’action-aventure. Les « jeux officiels » sont souvent de simples produits dérivés : sur la masse des deux mille jeux évoqués, combien se sont révélés être d’authentiques bons jeux ? Assez peu, au final. La plupart du temps, ces titres sont conçus comme un support marketing de plus au sein d’une constellation de produits allant du porte-clefs au sandwich sponsorisé dans une chaîne de fast-food. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce sont principalement des films américains à gros budget qui sont ici concernés. Ainsi, étudier la relation entre jeu vidéo et cinéma par le prisme des adaptations n’apparaît ni suffisant ni complètement pertinent dans la problématique qui nous intéresse aujourd’hui. Cette première approche n’en a pas moins le mérite de servir d’indicateur : du point de vue du cinéma, le RPG ne semble pas constituer un relais intéressant. L’autre façon d’étudier les interconnexions éventuelles est de se pencher sur les autres jeux que ces adaptations en y recherchant les emprunts directs au septième art. Si l’on revient sur les titres évoqués en introduction, soit les plus cinématographiques (que ce soit au niveau esthétique et narratif ou en matière de références), on constate qu’à l’évidence ce ne sont pas des jeux de rôle. Encore une fois, nous retrouvons une forte proportion de jeux d’action. Et lorsqu’on se penche spécifiquement sur les RPG, on remarque par ailleurs que les plus célèbres ou les plus respectés d’entre eux ne sont pas non plus associés à une identité cinématographique très forte. Nous allons le voir, cette apparente désaffection s’explique de plusieurs façons.

Vingt-quatre coups critiques par seconde

Gestion complexe des dégâts, combats plus portés sur la tactique que sur l’adrénaline pure, système de classes modulant les situations selon les orientations du joueur, principe de réputation, etc : la nature foisonnante et subtile des règles de jeu couplée à la nécessité d’évolution des personnages fait du RPG un genre qui se savoure essentiellement sur la longueur. En effet, les premières heures d’un jeu de rôle sont rarement les plus intéressantes, et voilà sans doute la principale raison de la quasi-absence de RPG dans les adaptations officielles de films : ce sont des jeux qui demandent du temps et de l’investissement, alors qu’on attend d’un produit dérivé que le consommateur s’y adonne sans réfléchir. Néanmoins, il serait parfaitement injuste d’accuser tous les jeux aux aspirations cinématographiques de chercher à n’être que de simples produits : l’inspiration transmédia a toujours nourri la création au nez et à la barbe des puristes et des réfractaires. La durée que nécessite la prise en main d’un RPG n’est pas toujours propice à la citation telle qu’elle est le plus souvent pratiquée. Ainsi, une référence cinématographique se reconnaît par la reprise d’une réplique célèbre (le fameux « Kick ass and chew bubblegum » de Duke Nukem 3D renvoie à Invasion Los Angeles de John Carpenter) ; par un gimmick visuel (le saut de côté au ralenti, deux Beretta en main, de Max Payne est repris du cinéma de John Woo) ou par la reconstitution d’une scène décisive (la fusillade dans un manoir luxueux de GTA : Vice City reproduit la fin de Scarface de Brian De Palma). Souvent, dans ce style d’exercice, le rythme apparaît lui aussi comme un élément essentiel, dans la mesure où il s’agit de placer la référence dans un flot continu de situations. Voilà pourquoi les RPG teintés d’influences cinématographiques quant à leur fond (personnages, thématiques, univers) s’accompagnent souvent d’une plus grande cinématographie dans leur forme. On y trouve par exemple une gestion simplifiée de l’inventaire et du groupe de héros (un seul personnage à la Alpha Protocol ou plusieurs protagonistes mais en autogestion, comme dans Final Fantasy XV). On note également un allégement de l’interface pour renforcer l’immersion, une réduction des arbres de compétences et des phases de dialogue ou enfin une progression plus dirigiste. Globalement, on évite les modèles de jeu de rôle centrés sur l’information (les menus, la visibilité des alentours, les barres de vie, etc.) pour un schéma articulé autour d’un point de vue et donc de la mise en scène, comme pour un long-métrage.



Pas une gueule de porte-bonheur

Nous constatons ainsi qu’il y a souvent correspondance entre la diégèse d’un film et l’univers d’un jeu vidéo. Citons par exemple Shadowrun, dont l’univers urbain dystopique rappelle incontestablement celui de Blade Runner, réalisé par Ridley Scott, film qui est aussi l’influence sur laquelle repose la série Deus Ex. De son côté, les Fallout piochent à maintes reprises dans Mad Max 2 de George Miller, comme dans les productions post-apocalyptiques en général. Autre exemple, l’aventure proposée par Alpha Protocol s’apparente à une déclinaison de l’univers de James Bond. Parmi les adaptations officielles d’univers filmiques sous forme de jeu de rôle, il faut bien entendu citer Star Wars : Knights of the Old Republic, jeu en phase autant avec les racines du genre qu’avec les obligations attachées à la licence de George Lucas. Créer un RPG, qui plus est un bon RPG, à partir d’un film est donc possible : finalement, mécaniques et habitudes structurelles du genre ne sont que de mauvaises excuses. Considérons d’ailleurs les jeux point-and-click : le genre se caractérise lui aussi par un rythme lent, une progression misant sur la quantité d’informations et une appréciation au long cours, avec une mise en scène traditionnellement statique et contemplative. Nous n’en avons pas moins pu savourer des titres comme Indiana Jones et le Mystère de l’Atlantide, Blade Runner et même Grim Fandango, qui offre une relecture cohérente et étendue des codes du film noir. Cependant, le RPG signifie souvent une narration ample, qui le rattache à l’épopée et on peut comprendre que, dans ce cadre, le genre se prête mal à la transposition d’un simple film, que sa nature même l’appelle plutôt à s’inscrire dans le prolongement d’un univers filmique ou à en choisir un qui soit déjà suffisamment étoffé pour qu’il puisse s’y épanouir.

Même libérée des contraintes de la transposition directe, la conception de RPG adaptant des univers cinématographiques se heurte à un obstacle naturel : le plus souvent, ce sont des jeux qui relèvent du genre de la fantasy et de ses différentes déclinaisons, un genre où l’on croise des trolls, des elfes, des paladins, de la magie, un type d’univers finalement rare au cinéma, dont l’explosion en matière d’exploitation commerciale et de reconnaissance publique ne date finalement que de 2001, avec la sortie du Seigneur des anneaux de Peter Jackson. Dès lors, les emprunts au cinéma dans les univers du RPG relevant de la fantasy se font moins naturellement — encore que tout soit réalisable pour les audacieux. Par exemple, balancer un dialogue des Affranchis dans une taverne peuplée de mages noirs risque de détonner, tout comme attribuer à un ancestral seigneur du mal les traits de John Rambo. Si l’on considère les RPG aux influences cinématographiques manifestes, on constate que ce sont des jeux de rôle qui sortent du cadre de la fantasy. De nouveau, les Knights of the Old Republic constituent des cas d’école. Pas de fantasy donc, mais un univers de science-fiction aux propriétés et au fonctionnement qui pourtant s’en rapprochent par de nombreux aspects : des espèces monstrueuses, la Force en lieu et place de la magie, la présence de chevaliers, des décors autorisant de multiples atmosphères. On reste ainsi dans un cadre suffisamment familier des habitudes et archétypes du RPG, propice à la convergence.

Comparé à son pendant occidental, le J-RPG paraît plus enclin à proposer ce cadre « propice à la convergence », puisqu’il reprend un certain nombre de techniques et de codes visuels du cinéma d’animation nippon. Il en ressort une certaine forme de cohérence visuelle entre les différents moyens d’expression, surtout lorsqu’un auteur comme le père de Dragon Ball, Akira Toriyama, se charge du character design des Dragon Quest ou que le studio Ghibli de Hayao Miyazaki conçoit en partenariat avec Level-5 Ni no Kuni. Ces rapprochements esthétiques, que certains appellent maladroitement « le style manga », donnent l’impression d’une plus grande synergie, au Japon, entre jeux vidéo et cinéma. Pourtant, lorsque l’on se penche sur le contenu même des titres, les accointances avec le septième art ne sont pas plus grandes que dans les C-RPG. Si des rapprochements peuvent s’opérer s’agissant de certains thèmes comme celui des forces de la nature à l’œuvre (par exemple, dans le long-métrage Princesse Mononoké et dans la saga Final Fantasy, pour ne citer que les œuvres les plus connues), ces corrélations sont le fait en réalité d’une longue tradition culturelle, bien antérieure à la naissance des frères Lumière.



I’ll be book

Le véritable obstacle entre RPG et cinéma n’apparaît pas tant de nature structurelle que culturelle. Continuons à nous pencher sur la fantasy avec le parangon du genre au cinéma, à savoir Le Seigneur des anneaux. S’il s’est vu adapter en jeu vidéo à de nombreuses reprises en quinze ans, on ne trouve que deux RPG dans le lot. Le premier, Le Seigneur des Anneaux : le Tiers-Âge, se contente de reprendre timidement un système de jeu éprouvé, celui de Final Fantasy X. Les critiques comme le public n’ont pas suivi. Le second, Le Seigneur des anneaux online, est plus intéressant, non pas en tant que tel mais pour ce qu’il représente : il ne s’agit pas en réalité d’une adaptation des films mais bien du roman originel de Tolkien. La fantasy est par nature un genre littéraire, dont les diverses expressions continuent de nos jours, dans leur immense majorité, à prendre la forme de livres. Ensuite, comme nous l’évoquions, le joueur de RPG ne se plie pas au rythme imposé par le jeu, et il aime à disposer comme bon lui semble de l’univers offert : un comportement proche de celui du lecteur, qui impose à l’ouvrage les conditions de sa lecture, avec des pauses, des retours en arrière, un rythme propre, en somme. Ce rapprochement avec la littérature pourrait s’interpréter comme l’aspiration du RPG à une plus grande légitimité, mais ce serait oublier le peu de considération dont jouissent la fantasy et ses prolongements de la part d’une large partie des élites littéraires. Il n’est qu’à voir, pour s’en rendre compte, le très faible nombre de thèses universitaires portant sur le sujet. Le RPG n’en est pas moins, historiquement, un genre plus écrit que la moyenne des autres jeux vidéo, et cette importance du texte dans sa construction et ses influences sont un héritage direct des jeux de rôle papier, eux-mêmes dépositaires d’un legs issu d’œuvres littéraires. Cette dimension « livresque » se retrouve d’ailleurs dans les énormes guides de règles, souvent plus épais qu’un roman de Stendhal : des ouvrages denses, qui n’hésitent pas à multiplier les détails, à tisser un réseau de relations politiques, idéologiques ou affectives pour crédibiliser l’univers et happer le joueur-lecteur. Cet héritage se voit parfois totalement revendiqué, comme sur la boîte de Baldur’s Gate, qui précise la version des règles de Donjons et Dragons utilisée par le jeu vidéo. En fonction de son origine, de ses aspirations, nous constatons dès lors que le RPG est changeant : soit il aime à s’inscrire totalement dans la continuité de ce patrimoine culturel, soit il s’affirme par la rupture. Dans un cas comme dans l’autre, le poids de cette tradition est présent, et il semble déterminer une bonne partie de ce qu’est un « vrai » RPG, opposé de plus en plus aux « autres » RPG — qui ne sont pas appelés « faux » jeux de rôle pour de simples raisons de courtoisie.

Il n’est évidemment pas question de pousser les jeux de rôle à systématiser les références cinématographiques, pas plus qu’on ne pousserait un Gears of-like à plus de convergence avec les écrits de Céline. Cependant, il convient de garder à l’esprit qu’un fonctionnement en vase clos n’est jamais bon sur le long terme, et que de la rupture naît souvent l’étincelle qui peut mettre le feu sacré à tout un genre.

Par Stéphane Bouley

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