1984. Dune essuie un échec commercial au cinéma mais le monde du jeu vidéo rêve de pixéliser l’univers de Franck Herbert. La concrétisation prend forme en 1992, avec deux titres exceptionnels à la genèse improbable. Dune et dune ii, ou comment problèmes de droits, relations conflictuelles et gestion de projets hasardeuse auront donné naissance aux meilleures adaptations de la saga littéraire.

C’est peut-être parce que la saga Dune brille par la richesse de son univers, la psychologie de ses personnages et la complexité de ses enjeux politiques et religieux qu’elle semble si difficile à adapter. Reste qu’à l’inverse du film contesté de David Lynch sorti en 1984, le jeu vidéo a signé, en 1992, non pas une mais deux brillantes adaptations, aussi différentes qu’essentielles. Le jeu d’aventure culte de Cryo Interactive d’un côté, le STR fondateur de Westwood Studios de l’autre. Mais comment un jeu et sa suite peuvent-ils sortir à quelques mois d’intervalle ? Et surtout, comment deux titres au gameplay si différents peuvent-ils être considérés comme des suites ? Les réponses, il faut les chercher bien avant leur commercialisation, alors que l’adaptation de Dune n’est encore qu’un doux rêve.

DU RÊVE AU CAUCHEMAR

C’est à Martin Alper que l’on doit le point de départ du projet. Depuis la fin des années quatre-vingt, le président de Virgin Games USA rêve d’exploiter la licence Dune. Il finit par obtenir les droits du film auprès d’Universal. En parallèle, les Français de chez ERE Informatique (notamment Philippe Ulrich, Didier Bouchon et Rémi Herbulot) quittent leur studio suite à des désaccords avec le propriétaire d’Infogrames. Forts de leurs œuvres passées – L’Arche du Captain Blood en tête –, Philippe Ulrich et sa bande cherchent de nouveaux financements. Ils rencontrent alors Jean-Martial Lefranc (le directeur de Virgin Loisirs en France), Franck Herman (le directeur de Virgin à Londres) et Martin Alper. Le premier apprécie déjà les précédents jeux des développeurs, le second y voit une bonne occasion de lancer de nouveaux titres et le troisième s’étonne de leurs affinités avec la science-fiction. Il n’en fallait pas plus pour leur commander l’adaptation de Dune. L’équipe de Philippe Ulrich vit un rêve éveillé : rebondir avec un projet aussi prestigieux était inespéré. Virgin crée alors le label Cryo, en France, pour accueillir l’équipe de développement (il ne s’agit pas encore de la création du studio à proprement parler). Mais le hasard veut que la société désigne David Bishop comme producer, un ancien collègue de Philippe Ulrich avec qui les relations avaient été tendues. Qu’il soit mal intentionné ou non, le producer rejette les idées et les prototypes les uns après les autres. De toute façon, les US semblent se désintéresser du projet au fil du développement. Le dialogue entre Virgin et les membres de Cryo devenant difficiles, l’impitoyable sanction finit par tomber fin quatre-vingt-dix : jugé peu porteur, Dune est annulé. C’est ici que les coulisses du développement prennent des tournures de science-fiction : Franck Herman et Jean-Martial Lefranc – qui ont toujours soutenu le projet – disent aux Français de poursuivre leurs travaux. Téméraire, Philippe Ulrich va même contacter la presse spécialisée en France pour présenter Dune aux journalistes, dans l’espoir que les bons articles sur le jeu fassent pencher la balance en sa faveur auprès des dirigeants américains. Sans savoir ce qui se trame en France, Martin Alper achète Westwood Associates qu’il rebaptise Westwood Studios et commande à cette équipe américaine le reboot de Dune, avec pour objectif de partir dans une nouvelle direction. Furieux en apprenant que le développement français se poursuit dans son dos, Martin Alper convoque Philippe Ulrich. C’était inespéré, mais la présentation des derniers prototypes impressionne les dirigeants, si bien qu’un ultimatum est posé : les Français sont licenciés mais ils ont cinq semaines pour livrer une version jouable, remaniée et convaincante. Si tel était le cas, alors Virgin en achètera les droits. Répondant à toutes les demandes au prix d’un travail intensif, l’équipe livre la création comme prévu. Elle sera testée par… Westwood Studios ! Le succès est total : emballés, les développeurs américains font tant d’éloges sur le jeu que Martin Alper invite les Français à lancer leur propre structure pour leur commander de nouveaux titres sur plusieurs années. Nous sommes fin 1991. Philippe Ulrich, Rémi Herbulot et Jean-Martial Lefranc (qui a quitté Virgin) fondent le studio Cryo Interactive ; Virgin Games USA s’engage à financer la dernière phase du développement de Dune. Le jeu sort en 1992. De son côté, le studio Westwood termine lui aussi sa propre adaptation. Elle sortira la même année, simplement rebaptisée Dune II : The Building of a Dynasty. Mais l’envers du décor ne serait pas aussi passionnant s’il n’avait pas engendré de tels chefs-d’œuvre.

LE DUNE DONT VOUS ÊTES LE HÉROS

Des deux versions, celle de Cryo Interactive est la plus proche du livre et du film. Débarrassé de certains pans secondaires de l’histoire, le jeu se concentre sur la folle ascension de Paul Atréides. Toute la partie aventure se déroule comme dans un Myst, c'est-à-dire en vue subjective, avec des déplacements « écran par écran » et de nombreux dialogues à choix multiples. Les nombreuses situations rencontrées captent si bien l’essence du livre qu’elles témoignent d’un profond respect de l’œuvre originale. Il s’agit ici de rallier les Fremen à sa cause, d’utiliser son ornithoptère (une sorte d’hélico) pour se déplacer, de se procurer des moissonneuses pour livrer de l’épice à l’Empereur, de chevaucher des vers géants et de revivre des scènes fortes de l’histoire. Le titre va même jusqu’à prendre des allures de stratégie lorsqu’il est question de combattre les Harkonnen, ennemis jurés des Atréides. La carte du monde permet de voir l’emplacement des groupes Fremen alliés, de choisir leur spécialité (combat, récolte, etc.), de les équiper ou de les déplacer en vue de préparer l’assaut final. Ce n’est ni du temps réel ni un STR comme on le connaît aujourd’hui, mais la dimension gestion/stratégie de Dune épate par l’impression de puissance qu’elle insuffle. Soutenue par l’inoubliable bande-son de Stéphane Picq et de Philippe Ulrich, magnifiée par une direction artistique à l’épreuve du temps, cette audacieuse adaptation reste idéale pour replonger dans l’univers de Franck Herbert, d’où son statut d’œuvre culte aujourd’hui.

L’ÉPICE : L’ESSENCE DE DUNE

À l’inverse de Cryo, Westwood s’est écarté de l’intrigue de Dune. Le studio a (brillamment) exploité l’univers pour créer un jeu de stratégie en temps réel, où l’histoire tient moins d’importance que les mécaniques de jeu. Les libertés sont nombreuses : aux clans des Atréides et des Harkonnen s’ajoute une faction inédite, les Ordos, qui n’existe pas dans l’œuvre de Franck Herbert. De plus, les trois maisons cherchent à conquérir la planète des sables en exploitant l’épice, ce qui peut paraître bien simpliste face à la complexité scénaristique de la saga. Reste que le titre offre un terrain de jeu fabuleux pour un genre dont il pose les bases. Comprenez bien : si les god games et les 4X (eXplore, eXpand, eXploit, eXtermine) existaient déjà, Dune II oriente son gameplay vers le combat pour une formule toujours d’actualité. L’objectif consiste ici à diriger ses unités pour récolter une ressource le plus efficacement possible, construire des bâtiments qui débloqueront de nombreux bonus et bâtir une armée capable d’éliminer le camp adverse. Non seulement le concept fonctionne à merveille, mais il brille par des détails qui font mouche aux yeux des fans : exploiter l’épice, se faire conseiller par un mentat, appréhender l’arrivée d’un ver des sables en s’aventurant dans le désert profond… C’est à croire que l’univers de Dune est taillé pour servir le genre ! Évidemment, la jouabilité paraît désuète aujourd’hui. Il n’est même pas possible de sélectionner plusieurs unités pour les déplacer en même temps. Mais fort de cette expérience réussie, Westwood Studios améliorera sa formule en 1995 avec Command & Conquer, le titre qui démocratisera cette vision du STR. Deux décennies plus tard, C&C, Age of Empires, Warcraft ou Starcraft sont considérés comme les ambassadeurs du genre. Mais tous reconnaissent qu’une partie de leur essence provient de l’épice.

Par Damien Menuet

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