À la fois bancal et brillant, Nier est un action-RPG émouvant, original et en trompe-l’œil. Petite plongée dans une histoire beaucoup plus riche et vaste que celle que l’on peut entrevoir dans le jeu.

Contamination

Le 12 juin 2003, un dragon rouge et une entité géante font soudain leur apparition à Tokyo, dans l’arrondissement de Shinjuku, et se livrent bataille. Le dragon sort vainqueur de l’affrontement, mais les Forces japonaises d’autodéfense interviennent et l’abattent avec leurs avions de chasse. À leur mort, la gigantesque créature et le dragon propagent dans les airs des particules de nature inconnue, plus tard baptisées maso — ou élément démoniaque. Récupéré par le gouvernement, le corps du dragon va faire l’objet de recherches scientifiques, tandis que l’événement est rapidement classé secret défense pour éviter la panique. Les mesures ne suffisent pourtant pas à empêcher les fuites d’information, et les rumeurs d’une attaque terroriste créent le chaos au sein de la population.

Quelques mois plus tard, une maladie étrange, baptisée l’albinovirus, commence à se propager dans Shinjuku. Les victimes qui y succombent se changent en statues de sel. En quelques semaines, le nombre d’infectés se met à croître de façon exponentielle. Un autre symptôme apparaît : ceux qui ne meurent pas de l’albinovirus deviennent fous et attaquent les autres personnes. Des analyses sont entreprises pour comprendre la cause de la maladie, en vérité propagée par le maso. La contamination touche de plus en plus de gens, et le gouvernement doit prendre des mesures drastiques. En octobre 2004, l’accès à l’arrondissement de Shinjuku est condamné par la construction de gigantesques remparts appelés le Mur de Jéricho. Les tensions internationales s’accentuent, tandis que le Japon met tout en œuvre pour éliminer les infectés ayant perdu la raison.

La menace des Légions

En février 2008, le Mur de Jéricho est détruit de l’intérieur par les contaminés, transformés en monstres de couleur blanche nommés Légions. Ils sont guidés par un homme infecté plus évolué, caractérisé par ses yeux rouges, « Œil écarlate ». Les Forces japonaises d’autodéfense entreprennent alors de défaire ce nouvel ennemi et son armée de Légions, mais en vain. Dès lors que Shinjuku n’est plus fermé, l’épidémie d’albinovirus reprend de plus belle et s’étend au fil des mois à d’autres territoires du Japon. Les batailles font rage et de plus en plus de Légions rejoignent les rangs de l’Œil écarlate.

En janvier 2009, après des semaines de tentatives d’accord infructueuses, l’armée américaine finit par intervenir pour prêter main-forte aux Forces japonaises d’autodéfense. Les Légions continuant d’émerger en masse de Shinjuku, le gouvernement décide en avril de bombarder la zone. Les dégâts infligés à l’ennemi sont néanmoins minimes. Le Japon passe alors à la vitesse supérieure : le 6 août 2009, une bombe atomique est lâchée sur Shinjuku puis sur d’autres régions du pays. Les Légions sont entièrement éradiquées, mais le choc atomique a propagé à travers le monde les particules du maso, indestructibles . L’albinovirus devient une pandémie planétaire à compter de mars 2010. Par ailleurs, l’Œil écarlate, qui a survécu au bombardement, reprend le contrôle des Légions, qui apparaissent désormais dans tous les pays.

Le début du projet Gestalt

Parallèlement à ces événements, les investigations sur le dragon rouge se sont poursuivies, avec des avancées considérables : en juin 2010, les scientifiques confirment l’existence de mondes parallèles. Ils ont en outre compris que la contamination se propage par les voies aériennes ainsi que les fluides corporels. Le maso est alors mis au cœur des expérimentations. En le manipulant, les scientifiques découvrent le moyen d’utiliser l’énergie des mondes parallèles pour créer ce qui sera appelé de la « magie », associée à des pouvoirs d’attaque comme de défense.

Face à l’impossibilité pour l’heure de soigner l’albinovirus, d’autres solutions sont étudiées. En mars 2014 débute ainsi le projet Gestalt. Ce dernier vise à séparer l’âme du corps en manipulant le maso. Les scientifiques espèrent que l’épidémie d’albinovirus va disparaître à terme, et que les âmes humaines (rebaptisées Gestalts) pourront par la suite retourner dans des corps non contaminés. Les expérimentations de séparation de l’âme du corps puis de sa réintégration sont un succès. Le projet est révélé au public en 2015, mais l’opinion générale le rejette.

Les Croisades

Les recherches médicales conduisent aussi à la découverte, début 2016, d’un médicament qui retarde les effets de l’albinovirus. Appelé Luciferase, il s’avère particulièrement efficace sur les plus jeunes. Ces derniers sont recrutés comme soldats par l’organisation internationale Hamelin ; nommés « les Croisés », ils sont envoyés au front contre les armées de Légions. Cette méthode n’est pas du goût du gouvernement japonais, qui décide en 2018 d’accélérer les expérimentations sur le maso pour trouver un autre moyen de détruire l’ennemi. Un laboratoire secret est créé dans cet objectif.

Les années qui suivent, marquées par les Croisades — des batailles ininterrompues entre Croisés et Légions —, voient empirer la situation économique mondiale. Les inégalités entre les riches et les pauvres ne cessent de s’accroître.

Vers une solution

Même si le projet Gestalt a été mal reçu publiquement, les recherches se sont poursuivies et, en janvier 2025, les scientifiques ont mis au point la création de Replicants, qui sont des corps humains artificiels destinés à accueillir les âmes ou Gestalts. Les Replicants sont conçus à partir des données des Gestalts correspondants et peuvent par conséquent être recréés jusqu’à ce que le maso, responsable de l’albinovirus, ait complètement disparu de la planète, avant que les âmes soient réintégrées à ces corps artificiels.

Pendant ce temps, dans le laboratoire secret du gouvernement japonais, les expériences menées sur le maso ont donné naissance à des « armes » humaines. Les cinq premiers essais ont échoué, mais l’expérimentation no 6, la jeune fille nommée Halua, est prometteuse. Le test va néanmoins entraîner des modifications indésirables : son corps devient monstrueux et squelettique, elle sombre dans la folie et s’apprête à détruire le laboratoire. Les scientifiques recourent alors au frère d’Halua, l’expérimentation no 7, Emil, qui grâce à un pouvoir de pétrification va réussir à arrêter Numéro 6. L’expérience est un échec, et les recherches sont abandonnées.

La 13e Croisade a lieu en 2030 et marque un tournant. Le commandant des Croisés et l’Œil écarlate s’entretuent dans un combat décisif. En l’absence de chef, les Légions se désorganisent et deviennent plus faciles à maîtriser. Il ne reste alors plus qu’à stopper l’épidémie d’albinovirus.

C’est en février 2032 que le projet Replicant est rendu public, en tant que volet complémentaire du projet Gestalt. Les Replicants se voient implanter trois consignes directrices : préserver leur existence pour pouvoir accueillir les Gestalts en temps voulu, vaincre les Légions et rassembler le maso. Afin d’assurer le bon déroulement des opérations, des androïdes à durée de vie illimitée baptisés les Observateurs sont créés pour mener à bien le projet et superviser les Replicants. Ces derniers ne peuvent pas se reproduire ; lorsque l’un d’entre eux meurt, il est recréé par les androïdes à partir des données fournies par son Gestalt. Les Observateurs possèdent en outre la capacité d’envoyer dans un monde parallèle le maso récolté par les Replicants. Les scientifiques estiment qu’il faudra environ mille ans pour faire disparaître tout le maso de la surface de la planète, et ainsi éradiquer l’albinovirus. Les Gestalts sommeilleront donc pendant ce laps de temps, et se réveilleront pour retourner dans leurs Replicants respectifs.

À l’aide de la technologie mise au point dans le cadre de l’étude des mondes parallèles, treize « Livres scellés » ont été créés en 2033 pour « ressusciter » les individus concernés, ou plus précisément pour forcer l’implantation des Gestalts dans leurs Replicants respectifs, lorsque l’albinovirus ne sera plus qu’un souvenir. Chacun de ces treize livres s’est vu implanter un Gestalt, une âme humaine, donc. En particulier, deux livres-clefs sont nécessaires à la mise en œuvre du processus : Grimoire Noir et Grimoire Weiss, qui doivent à leur tour fusionner pour déclencher l’association. Le premier, lorsqu’il est touché par un humain, transforme ce dernier en Gestalt : le corps physique et l’âme de la victime se séparent au moindre contact avec l’ouvrage. Des copies de Grimoire Noir ont été envoyées dans divers pays du monde, en particulier les plus pauvres, afin d’augmenter le nombre de Gestalts et donc d’accroître les chances de survie de l’humanité.

Le destin tragique de Nier et Yonah

En 2049, le processus consistant à transformer les personnes en Gestalts n’est pas encore au point : il n’est en effet pas rare que des âmes perdent leur conscience et deviennent folles. C’est une « rechute ». Pour empêcher cela, les scientifiques ont besoin de données stables issues d’un Gestalt demeuré pleinement conscient. La même année, un homme du nom de Nier cherchant à faire soigner sa fille Yonah accepte de participer à une expérience menée par l’organisation Hamelin. Pour avoir alors été témoin de nombreuses rechutes des autres Gestalts, il prend peur et s’enfuit de l’établissement avec son enfant. Ayant trouvé refuge dans un supermarché au cœur de Shinjuku, ils se font attaquer par des Gestalts en rechute.

Pour sauver Yonah, Nier décide d’utiliser un Grimoire Noir. Sous sa nouvelle forme de Gestalt, il parvient à repousser leurs adversaires grâce aux pouvoirs magiques obtenus. Malheureusement, en voulant aider son père, Yonah touche aussi le Grimoire. À cause de son mauvais état de santé, son Gestalt ne tient pas le coup et tombe directement en rechute. L’organisation Hamelin entre alors en contact avec Nier, qui s’est avéré un Gestalt parfait, dans la mesure où sa conscience n’a pas subi d’altération. On lui explique que l’albinovirus aura disparu d’ici un millier d’années ; il lui est proposé d’endormir Yonah en échange des données qu’il fournira. C’est ainsi que Nier deviendra le Gestalt « originel », celui qui servira à la stabilisation des autres âmes. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Yonah est condamnée quoi qu’il arrive. À cause de son Gestalt en rechute, son Replicant souffre automatiquement de la nécrose runique, maladie mortelle qui affecte les Replicants créés à partir de données génétiques corrompues. Son âme comme son corps de substitution sont donc incapables de survivre.

Des changements inattendus

Grâce au Gestalt Nier, l’humanité a pu être changée en Gestalts stables et endormis, le temps qu’Observateurs et Replicants (celui de Nier compris) se débarrassent de l’albinovirus et des Légions. Au fil des siècles, les Replicants ont cependant commencé à développer une conscience propre, une « âme ».

En 3276, un nouvel Œil écarlate apparaît et conduit une autre armée de Légions. Pendant près d’une décennie, les Replicants livrent une guerre acharnée. C’est finalement en 3287 qu’un androïde accompagné de quatre Replicants parvient à anéantir l’Œil écarlate et les Légions. Ils décident alors d’envoyer les derniers restes de maso dans un autre monde.

La Terre est enfin purifiée, et les Gestalts se réveillent l’année suivante. Ils se heurtent toutefois à l’hostilité des Replicants qui, maintenant qu’ils ont leur propre conscience, voient les Gestalts comme des monstres, des « Ombres ». Certains Observateurs parviennent à raisonner des Replicants, mais c’est insuffisant, les Gestalts se font massacrer petit à petit. Plusieurs Gestalts, malgré les données fournies par Nier, tombent alors en rechute et deviennent fous.

La fin de l’humanité

Le Gestalt Nier décide quant à lui de tout faire pour retrouver le Replicant Yonah afin d’y implanter le Gestalt de sa fille. Avec l’aide des Observateurs Popola et Devola, il met la main sur le Grimoire Noir original.

En 3361, le Replicant Nier, dans le but de sauver sa fille (le Replicant Yonah), atteinte de la nécrose runique, met tout en œuvre pour trouver un remède. Popola et Devola en profitent pour le manipuler. Les deux Observateurs lui permettent d’obtenir Grimoire Weiss et tous les « vers scellés », des pouvoirs magiques nécessaires à la fusion entre Grimoire Noir et Grimoire Weiss, dont l’objectif est de forcer le retour des Gestalts dans les Replicants. Weiss, qui a perdu la mémoire lorsque le Replicant Nier l’a trouvé, rejette toutefois la fusion. Le vrai Nier décide alors de recourir à une autre méthode, et capture le Replicant Yonah.

Cinq ans plus tard, le Replicant Nier parvient à se rendre au « Château » où se terre le Gestalt Nier. Le Gestalt Yonah a été intégré dans son Replicant, mais la jeune fille décide d’abandonner ce corps qui ne lui appartient plus du fait d’avoir développé une autre conscience. Elle disparaît. Le Replicant Nier affronte son Gestalt et le tue, avant de retrouver sa fille, le Replicant Yonah. Par son acte, il a signé la fin de l’humanité. Sans le Gestalt originel, en effet, les Gestalts ayant échappé au massacre vont tous tomber petit à petit en rechute. Quant aux Replicants, maintenant qu’ils ne peuvent plus être recréés, ils ne disposent plus d’aucun moyen de reproduction et sont donc condamnés à disparaître. Dans quelques décennies, l’humanité ne sera plus qu’un lointain souvenir.

Les fins multiples et la culpabilité du joueur

Une fois l’aventure terminée, Nier propose un new game + qui reprend à la deuxième moitié du jeu, lorsqu’Emil annule la pétrification de Kainé. Il existe ainsi trois autres fins possibles, nommées B, C et D. La B et la C sont complémentaires de la A, tandis que la D est une alternative à la C. Le cheminement reste identique, mais il est agrémenté d’un détail qui fait toute la différence : lors des affrontements décisifs, il est maintenant possible d’entendre et de comprendre les paroles des Ombres (les Gestalts rejetés par les Replicants dotés d’une âme). De même, plusieurs scènes ont été ajoutées (dont le récit de Kainé) et se placent généralement du point de vue des Ombres (Gestalts). Un changement de perspective qui nous permet de prendre toute la mesure des révélations de la fin du récit, s’agissant de la nature des ennemis que l’on a exterminés tout au long du jeu. Un vrai coup de génie.

En effet, s’il est évident que le rebondissement fait son effet sur le moment, l’impact est d’une tout autre ampleur lorsqu’il s’agit de revivre ce que l’on a accompli à travers ce nouveau prisme. On est d’une certaine manière forcé de regarder le miroir qui nous est tendu. Quand on se rend compte, lors d’une séquence à la montagne des robots, qu’on est en train de tuer sans raison valable une Ombre qui s’est liée d’amitié avec un robot, et que ce dernier nous attaque uniquement pour la protéger, on peut avoir envie de poser la manette et d’éteindre la console. Mais c’est trop tard : on a déjà assassiné cette Ombre dans le cheminement A. On ne peut que constater et « reproduire » cet acte. Pourquoi avoir commis autant de massacres lors de notre première partie ? Pour sauver Yonah ? Une cause noble qui a aveuglé Nier autant que nous autres, joueurs. Une réflexion chère au créateur Tarô Yokô (et à la scénariste Sawako Natori), volontiers porté à s’interroger sur les tueries incessantes qui animent de nombreux jeux vidéo. Chez lui, la violence est omniprésente, exacerbée jusqu’à l’absurde. Le questionnement dépasse même le cadre du médium, tant le renversement de perspective à l’œuvre dans Nier renvoie aux défaillances de communication entre les peuples, et à l’éternel problème des guerres : chaque camp pense être du bon côté.

Par Damien Mecheri

Ce texte est tiré de Level Up 1.

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